Globes du silence
"Le monde était comme suspendu, isolé à l'intérieur d'un fragile
globe de silence" (Wilfred Thesiger, "Le Désert des déserts")
Voilà
bientôt seize ans que je hante, entre autres, le
désert du côté de l'erg Chebbi situé dans le sud-est marocain. Retour à dates fixes sur les mêmes lieux afin
d'exacerber le regard…ou encore selon l'incitation d'un Malevitch : "(…)aller de plus en plus loin dans la nudité
des déserts. Car là est la transfiguration".
Cette
approche, volontairement obsessionnelle, consiste à observer -dans la durée- un
sujet, un objet ou un fragment quelconque du monde sensible afin d'en donner
une image qui représente la métaphore décantée de son essence. Cela correspond
à une démarche résolument inscrite aux antipodes de la photographie réaliste ou
documentaire.
Ces photographies sont
extraites d'une série dans laquelle j'ai essayé d'intervenir sur le paysage.
Néanmoins, il ne s'agit pas, comme dans certaines pratiques du land art, de meubler de façon massive,
monumentale et non neutre la nudité ou
le vide présumé d'un lieu...
Le
recours de façon emblématique au verre transparent (billes) ou réfléchissant (chutes
de miroir * ) est dicté par la nécessité d'utiliser un matériau qui interfère en résonance avec l'intégrité
du milieu : à l'origine, le verre c'est du sable comme nous le suggère le poète
Edmond Jabès : "La ressemblance
du grain de sable avec le grain de sable est, peut-être, celle qu'il y aurait
entre les débris d'un miroir, à l'instant de sa chute, et ceux d'un miroir
brisé depuis des millénaires".
Dans le
dialogue qui s'instaure entre le sable et le verre, c'est la complémentarité
entre la nature et la culture qui est mise en avant.
Dans la série où des billes sont
associées au paysage, la transparence des petites boules en verre présente la
faculté d'apprivoiser la lumière, de capter une image du monde et de la
renvoyer à l'envers, un peu à la manière d'un dépoli de chambre noire. Il y a
là une véritable métaphore de la saisie photographique : capter et confiner
l'image d'un fragment du réel dans l'emblème réducteur d'un cadre, ici d'un
contour circulaire (qui n'est pas sans rappeler que -historiquement- les
premières photographies étaient inscrites dans un cercle).
De plus, avec l'incrustation du paysage photographié dans les billes
enchâssées qui ponctuent l'image, on
assiste de proche en proche à l'instauration d'une riche rime interne ou encore
d'une sorte de "mise en
abyme" générée par des allitérations visuelles.
Cette
propriété récursive engendrée par une représentation par multilocation
fonctionne sur le mode cohérent et insistant de l'auto-référence : le paysage
renvoie à lui-même. Paradoxalement, cela ne parcellise nullement la
représentation puisque le résultat obtenu n'est pas un simple agrégat d'images
fracturées et disparates. Bien au contraire, en donnant du même paysage une
représentation qui conjugue l'Un et le Multiple, l'image s'apparente à une
passerelle entre l'immuable et l'infini. En fait, en déployant dans le cadre de
l'image plusieurs facettes du même paysage, on favorise en dernier lieu un jeu
d'échelle entre le microcosme et le macrocosme.
Au delà de ce constat, il y a une véritable élaboration formelle
relative à la composition de l'image sous-tendue par ce que je voudrais appeler
une "prosodie
paysagère" : recherche du rythme, des accents, des
contrastes, des césures, des enchaînements, de la ponctuation, des points de suspension
du paysage désertique…etc.
Ces billes en verre incorruptible placées consubstanciellement entre
l'espace et la matière constituent une interface emblématique entre notre
vision analytique et notre perception synthétique mais également un trait d'union
entre le regard, la pensée et les cheminements de la lumière entre le dehors,
le dedans, l'avers et le revers…
Par ailleurs, chaque bille, par sa forme parfaitement circulaire (le
cercle est dans notre cas une projection
de la sphère), offre du monde une vision totale et indivise qui bénéficie de toutes les vertus symboliques du
cercle (harmonie, équilibre, protection, douceur, introversion…etc.).
Le
choix esthétique de cette forme est inhérent à la bille elle-même. De surcroît,
l'usage exclusif des sphères en verre transparent, véritables prismes
métaphoriques de l'imagination, ne mobilise-t-il pas le temps, l'espace et la
lumière ? Ne fait-il pas miroiter une certaine modernité ?
Au-delà de ma fascination pour le verre, j'avoue demeurer sensible à la
dimension nostalgique des jeux de notre enfance (billes, toupie, cerceau…etc.).
De même, on ne peut que reconnaître dans le "jeu de billes" certaines postures proches de la pratique
photographique: sollicitation de l'œil et de la main, visée avec un seul œil,
mesure et appréciation de la distance qui nous sépare de la cible …etc.
Mais au-delà de ces digressions ludiques, esthétiques et rhétoriques,
il y a dans ces images comme un vœu de préservation du monde. Déjà, par la
production et la multiplication des doubles que sont les images
photographiques, il y a chez le praticien photographe le désir conscient ou non
de combattre l'oubli, le dépérissement et la mort: faire des photos avant que
la vie ne retire ses billes…
Par sa
forme enveloppante en circuit parfaitement fermé, le cercle demeure avant tout
un symbole de protection. De ce fait, l'inscription de l'image dans une forme
ronde correspond au but avoué de mettre notre monde dans une bulle transparente
et sécurisante afin de le protéger de tous les dangers et de toutes les
pollutions qui le menacent…Puisse notre monde tourner bien rond…
Enfin, petite boule cristalline, dis-nous quelle sera la couleur de l'avenir ?